Suivre un chemin spirituel de renoncement en s’éloignant du monde progressivement, ou suivre un chemin altruiste en consacrant nos efforts à aider les autres ? Les deux en même temps ? Dans mon expérience, l’un est difficilement compatible avec l’autre.
En quittant Paris et mon travail très bien rémunéré pour m’installer en province, créer un centre bouddhiste pour Khenpola et des activités indépendantes pour moi, j’ai commencé mon chemin de renoncement. C’est un chemin égoïste d’un certain point de vue, car ce choix m’a privée des revenus qui m’auraient permis d’être plus à même d’aider mes proches et notamment les neveux et nièces de Khenpola pour leurs études et éventuellement pour les faire venir en France. Si d’un point de vue de chemin d’éveil mon choix a été excellent et m’a permis de lâcher un par un mes attachements aux choses de ce monde comme la renommée, la supposée supériorité des hauts revenus, les critères de beauté et de jeunesse, les désirs d’exaltation comme les voyages, la quête de toujours mieux… d’un autre point de vue cela n’a été bénéfique qu’à moi, aux personnes venues me voir pour un accompagnement et à mes lecteurs. Il me reste en permanence un regret : celui de ne pas être plus aidante dans la vie des proches dans le besoin.
En 2017, au Bhoutan, Tenzin, un ancien élève de Khenpola au monastère de Salugara en Inde, me racontait son histoire et sa sortie du monastère. J’étais intriguée par ce choix, moi qui m’éloignais du monde chaque jour un peu plus, lui y revenant suite à un choix conscient. Sa motivation était d’aider sa famille et de ne plus être une charge pour eux. Un chemin de renonçant implique forcément qu’autour de vous d’autres personnes oeuvrent et travaillent pour vous permettre de vous consacrer aux enseignements et aux pratiques. Votre famille doit vous nourrir, vous envoyer de l’argent pour vos frais divers au moins. Sans parler de la charge que vous avez représenté pendant toute votre éducation que vous ne pourrez rendre en monnaie trébuchante. Bien sûr, vous prierez, vous apporterez des mérites, leurs actions sèmeront du karma positif. Mais est-ce une aide concrète aujourd’hui pour nourrir, éduquer, fonder une famille, trouver un emploi… ce que toute personne a besoin pour une vie saine.
Quand j’aborde ce sujet avec Khenpola, cet unique regret dans ma vie, sa réponse est toujours qu’il est important de faire ce que l’on peut et de ne pas s’encombrer avec ce que l’on ne peut pas. C’est ainsi. La tristesse, le remord, le poids des impossibilités et des responsabilités non prises n’ont pas leur place sur un chemin d’éveil. Je le comprends parfaitement. Mais… mon coeur ne peut s’empêcher d’aspirer à plus et de regretter ce qui a été laissé sur les chemins non empruntés.
Nos choix sont déterminants. Nous gagnons toujours sur certains aspects et perdons sur d’autres. Tout ce que j’ai gagné, j’en suis reconnaissante. Tout ce que j’ai perdu, je ne le regrette pas. Sauf que je ne peux me résigner à ne pouvoir faire plus. C’est mon avidité et mon orgueil. Etre une meilleure personne pour l’image qu’il me reste de moi-même. Me contenter de tout ce qui est là désormais sauf de la prospérité que je voudrais plus grande pour agir plus dans le monde. Je vois combien mon renoncement impacte mes possibles. Accepter lucidement ce que je suis aujourd’hui sauf mon égoïsme m’ayant menée à vivre pour ma libération au détriment de l’altruisme.
Et au final, je relis ce texte et je vois de façon flagrante mon insatisfaction et ma volonté d’être plus grande, plus forte, plus bénéfique. Nous voulons toujours ce que nous n’avons pas. Quand j’étais forte et prospère j’aspirai à la paix et la liberté. Je n’avais de cesse de vouloir m’éloigner de tout pour trouver ma liberté. J’ai aujourd’hui ma liberté, libre des contraintes et libérées de mes perturbations, avec un esprit apaisé, clair et heureux. Mais un voile vient sporadiquement se poser amenant avec lui le regret de ce qui n’est pas. Ah insatisfaction ! Toujours à chercher autre chose sans tenir compte de ce qui est là. L’esprit est ainsi, nous ne pouvons le laisser suivre ses propres inclinations car il nous portera à désirer autre chose alors que nous avons déjà tout, il nous portera à ignorer notre propre bonheur pour nous perdre dans des illusions égotiques fantasmagoriques.
Alors je me recentre, je retrouve le champ pur de Guru Rinpoché, mon ciel, et tout redevient calme, juste. Il n’y a rien de plus à faire.
Et vous, désirez-vous aussi ce qui n’est pas là ? Apportez-vous plus d’attention à ce que vous auriez pu faire si… au détriment de ce que vous avez réellement fait ? Lâchez-vous la proie pour l’ombre ?
Christelle Hauteville-Chadorla