Tibétain et français, ou comment révéler des réalités et possibles

Ugen Tenzin Nubpa m’a demandé voici quelques semaines un écrit sur les différences d’expression et de language entre le tibétain et le français. Je suis bien inculte en tibétain, tout comme je n’ai pas une approche linguiste du français. Toutefois, j’ai été inspirée par cette opportunité qui reflète mon approche de la sagesse bouddhiste : faire un pont entre 2 cultures et rendre cette sagesse orientale pragmatique, appliquée à nos vies occidentales pour faire descendre nos compréhensions dans nos comportements, états d’esprit et inversement.

Comment restituer en français la profondeur, la logique, la subtilité, l’aspect multidimensionnel, l’étendue de cette sagesse, de ces sagesses ? Comment parler du non soi par exemple, dans une langue construite sur la croyance en un soi fixe ? Comment évoquer les différents véhicules du bouddhisme ainsi que les différentes lignées et écoles qui reflètent des modes de compréhension, des rapports au monde et donc des potentiels de libération et d’éveil différents dans une culture duelle qui oppose les modes de compréhension pour valider les « normaux » et les « rationnels » et considère les autres comme « aberrants » ? Comment exprimer que ces enseignements et sagesses s’additionnent, sans s’exclure aucunement, et forment une carte de l’infinité des possibles avec ses causes et conditions ? Quels mots utiliser pour exprimer l’ignorance à l’origine du samsara, de nos mondes dans lesquels les souffrances sont infinies sans un vocabulaire adéquat ou pire, avec un vocabulaire qui n’exprime qu’approximativement la vastitude des mots du bouddhisme tibétain ?
Le tibétain a 2 formes d’expression principales : le tibétain parlé d’usage quotidien et le tibétain philosophique pour les enseignements du bouddhisme (Dharma). Notre français n’a pas été créé ainsi. On pourrait dire qu’il y a aussi plusieurs français, mais ces différents français sont plus à l’image de groupes sociaux et culturels que de subtilités philosophiques et métaphysiques.

Quand j’enseigne, je me reprends souvent dans mes formulations. Ce qui est le plus difficile dans l’engouement à transmettre, c’est de ne pas mettre le « Je » comme initiateur ou cause de tout. Oui, notre français fait cela. Ugen Tenzin Nubpa me parlait de la beauté par exemple, en me disant qu’en tibétain ils disent « Elle a de la beauté » (plus exactement Elle beauté a) alors que nous disons en français « Elle est belle ». Le qualificatif / adjectif est un attribut du sujet alors qu’en tibétain le sujet l’exprime provisoirement. En quoi cela change t’il les choses ? Et bien en tout. La structure même de la phrase tient compte à la fois de l’impermanence et du fait que le soi n’est pas les qualités exprimées. En France, on part du soi et les états, qualités ou faiblesses… sont une expression du soi. Sans soi, pas de beauté par exemple. Alors qu’en tibétain la beauté existe indépendamment du soi. Et parfois un soi a la chance que cette beauté s’exprime un certain temps à travers lui. Commencez-vous à percevoir la différence ? Sentez-vous un nouvel espace se développer en votre esprit ? Commencez-vous à voir se dessiner de nouveaux possibles et de nouvelles perspectives en vous, de nouvelles voies d’exploration ? Et ce n’est que la surface de l’iceberg.

En tibétain et dans la sagesse bouddhiste, les états d’une personne, ses qualités, ses faiblesses, ses croyances, ses limites, son tempérament… sont dus aux kleshas* et aux tendances karmiques**. Soi n’est que l’idée posée sur l’expression, la manifestation de tout cela. Comme une perturbation qui n’arrive pas à concevoir que tout cela puisse exister et s’exprimer sans une instance centralisatrice et créatrice. En France et donc en français il y a d’abord soi / je et ensuite des attributs que ce je a développé. En Tibétain et dans la sagesse bouddhiste, il y a d’abord les kleshas et karmas qui se manifestent par des qualités, des faiblesses, des tempéraments, des actes, des mots… et ensuite l’ignorance crée l’idée d’un soi a qui tout cela appartient. Ultimement, dans le bouddhisme, il n’y a pas de soi donc ces états s’élèvent sans référence au soi. D’où l’emploi de verbes différents. Nous pourrions même aller plus loin. Si nous voulons mieux exprimer en français l’idée de la beauté, nous devrions dire « La beauté s’exprime à travers elle ». La beauté ne naît pas d’elle. Elle s’élève et s’exprime à travers cette incarnation. Pour les bouddhistes aguerris, la beauté physique est l’expression de l’agrégat de la forme et la beauté spirituelle ou intérieure est l’expression de l’amour et de la sagesse. Et ces agrégats sont le fruit du karma.

Un autre exemple rapidement. Quand quelqu’un dit « Je suis philosophe » ou « J’enseigne le Dharma » ou encore « Je suis professeur de bouddhisme », c’est une mise en langage approximative. En fait, ce n’est pas Je qui est philosophe, enseignant ou professeur. La philosophie, le Dharma, le bouddhisme sont exprimés à travers le package nommé Je. Car le Je ne détient pas ces sagesses. Tout au plus y a t’il un espace mémoire dans un cerveau où sont stockées des connaissances. Mais chacun sait que l’accumulation de connaissances ne suffit pas pour transmettre. C’est d’abord une reliance à une réalité, à un champ des possibles comme vu plus haut qui permet à une incarnation de formaliser ce à quoi elle a accès, ce que son esprit de sagesse perçoit. Dans cette incarnation, il y a aussi, le temps de l’enseignement et de la transmission, d’autres qualités qui s’expriment comme le pouvoir de la parole, la patience pour réexpliquer, la clarté pour savoir quand un élève a compris ou non, le discernement aussi et tant d’autres. Mais ce même Je, cette même personne, n’exprime peut-être pas les mêmes qualités de discernement, de patience, de clarté… dans d’autres situations de la vie, comme en famille et avec ses enfants turbulents peut-être, en ligne avec un centre d’appel, en conversation amicale ou encore quand elle tente de comprendre le rationalisme français.
Le Je n’est pas toutes ces qualités. Ces qualités s’expriment quand les conditions sont réunies. Les qualités ne sont pas inhérentes au soi, mais elles s’expriment selon les circonstances et les facteurs réunis à un moment donné.

Il est donc périlleux de traduire et d’enseigner la sagesse bouddhiste, tant les différences d’expression entre tibétain philosophique et français sont abyssales. Souvent à trop vouloir coller au texte original, on perd les subtilités et ce qui pourrait créer une représentation juste dans l’esprit rationnel et duel des français. Pour ma part, je cherche toujours l’équilibre entre la tradition et l’image créée pour un français. Je cherche à créer des représentations les plus claires possibles dans les esprits qui lisent ou écoutent.

Petite anecdote : quand j’écoute les enseignements de Maitres bouddhistes souvent tibétains ou bhoutanais, et que j’ai l’opportunité de poser des questions, je demande toujours des précisions sur ce que l’enseignant cherche à nous faire comprendre. Je ne me contente jamais de ce que j’ai compris. Ce que j’ai compris est-il le reflet de ce que l’enseignant a voulu transmettre ? Souvent, je pars de ma compréhension et lui demande si c’est cela qu’il veut dire. Ainsi, je vérifie que la représentation interne que je me suis faite de son enseignement est bien la représentation interne qu’il en a. Ainsi, je peux espérer me rapprocher de sa compréhension, de sa réalisation. C’est ma façon de procéder.
J’ai parfois été raillée pour cela, mais je n’ai jamais cessé de le faire. Parfois certaines personnes me disaient « Tu ne peux pas poser ce type de question à un maitre ». Je m’inscris en faux. Faites le. Posez vos questions, pas celles que les autres veulent que vous posiez. Cherchez à savoir ce que le Maitre veut vous faire comprendre et réaliser, pas ce qu’il dit. Ne restez pas sur les mots. Allez explorer les possibles que les mots sont sensés véhiculer. N’hésitez pas à exprimer vos images intérieures, vos expériences, pour les faire valider. Les mots sans représentations internes sont vides. Ils restent alors mentaux. C’est de la cognition sans réalisation. Il faut chercher à se représenter les réalités qu’ils portent en eux.
Et pour toutes celles et ceux qui n’osent pas poser leurs questions, un dernier exemple. J’ai eu la chance d’écouter Taï Sitou Rinpoché pour un enseignement sur les Bardos. A cette période, j’avais une cliente qui ne cessait de me parler de ses voyages astraux. Pour ma part, je ne fais pas de voyages astraux, je conçois le principe mais je ne le vis pas. Et je n’arrivais pas à savoir si le corps mental dont Taï Sitou Rinpoché parlait dans ses enseignements était la même chose que le corps énergétique dont les voyageurs astraux parlaient. Au fond de moi, j’étais quasi persuadé que ce n’était pas la même chose, que le corps mental du bardo devait être plus subtil que le corps énergétique du plan astral. Je me doutais qu’un être « éveillé » au sens bouddhiste ne faisait pas de voyage astral en tant que tel et qu’il n’avait d’ailleurs pas de réel lien avec le plan astral qui est un plan de matière énergétique et de manifestations illusoires auxquelles nous croyons (toujours au sens bouddhiste). Mais comment en être sûr ? Comment savoir si ces 2 cultures parlent de la même chose et si non, comment savoir quelles sont les différences entre les deux ? J’ai donc posé la question en essayant d’expliquer le voyage astral, me doutant que ce Maître bouddhiste ne devait pas savoir de quoi je parlais. Evidemment on m’a encore dit que ce type de question ne se posait pas à un Maître, mais je l’ai maintenu. Et j’ai eu sa réponse, très directe, très simple qui a tout éclairé en moi. Sa réponse fut « Je ne peux pas répondre à votre question car je ne sais pas ce que vivent les personnes qui font un voyage astral ». Voilà, c’était dit. Nos réalités sont différentes et un Maître bouddhiste ne fait pas de voyage astral, il est au-delà. Et mes représentations intérieures se sont clarifiées. Je peux maintenant expliquer que le plan astral n’est pas l’éveil dont parle les bouddhistes et je peux vous assurer que c’est bien difficile à comprendre en France, tant cette culture baigne dans l’astral (et le mental aussi). Voilà, pour moi, tout s’est mis en place, les différents plans de conscience, les différentes expériences possibles. J’ai acté que toutes ces expériences ne sont pas semblables, ne mènent pas au même endroit, ne sont pas sur les mêmes plans de réalité. J’ai obtenu grâce à ma question « stupide » et très « française pas érudite en bouddhisme » une réponse éclairante. Alors faites le. Comparez vos représentations, celles des autres avec celles que les Maitres et enseignants bouddhistes cherchent à vous transmettre à travers les mots. Soyez dans le réel, dans vos expériences, dans ce que vous vivez concrètement. Exprimez comment vous vous représentez ce qui est dit. Demandez comment l’enseignant se représente ce qu’il dit. Et changez vos représentations internes.

Par les mots, une vue, une perspective, des représentations internes sont transmises. Mais pour que la transmission soit effective, les mots et les phrases doivent être reçues et analysées au-delà de la compréhension ordinaire et du processus cognitif.
Le choix des mots, du phrasé et des illustrations relèvent de l’enseignant.
L’analyse, la confrontation entre ses représentations et celles du Maitre relèvent de l’élève.

A vous de voir ce que les mots vous montrent.
Aux enseignants de rendre les mots transformateurs de vos réalités et de vos possibles.

Christelle Hauteville-Chadorla

*Kleshas : émotions perturbatrices racines à l’origine de nos perceptions erronées.
**Karma : tendances résiduelles inconscientes à la base de notre personnalité et du devenir.

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Christelle Hauteville Chadorla

L’alliance de 2 belles cultures, française et bhoutanaise, unissant raison, spiritualité et sagesses bouddhistes, pour plus de lucidité et de conscience.

Egalement :
– Thérapeute, coache et formatrice en Libération émotionnelle, mentale et karmqiue, Enseignante en psychologie, philosophie et méditations bouddhistes à « Harmonie & Croissance intérieure » (site harmoniecroissance.com)
– Fondatrice, gérante, guide de méditation et soutien linguistique pour les enseignements philosophiques au centre culturel bouddhiste (site chadorla.fr)

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